privé

A quarante-cinq ans, j’avais roulé ma bosse et fait carrière ; mais rien ne m’avait préparée à ce que j’allais affronter à l’école. C’est par choix que je me suis tournée vers ce métier, démissionnant d’un poste valorisant et bien rémunéré : j’en avais assez d’entendre parler de fric, de rentabilité, de retour sur investissement, de profitabilité dans une profession jusqu’alors préservée. Partager des connaissances avec jeunes gens et jeunes filles, investir dans leur intelligence, paraissait un bon plan.  

 

Vite fait

            Pour me recruter comme maîtresse-auxiliaire, un Inspecteur pédagogique me reçut. Préoccupée de ma méconnaissance d’un public jeune et non volontaire, je tins à expliquer  que mon expérience de formatrice se limitait aux adultes consentants, à l’animation de cercles de qualité, à des cours délivrés dans le cadre de contrats de qualification, des mises à niveau « maison ». Il sembla satisfait que j’aie déjà eu à « m’exprimer en public ». Balaya mes scrupules.

            Lui s’inquiétait de ma capacité à suivre les Instructions ; celle du moment : « décloisonner ». Cela me rappela la transformation des bureaux de mon avant-dernière boîte en open space et l’incroyable pagaille qui s’en était suivie. Il m’assura que si je « décloisonnais bien », il n’y aurait « aucun problème ». Après onze minutes d’entretien, s’il me laissait sans problème, j’avais pourtant un souci : décloisonner quoi ?

            En fait, il semblait bizarrement flatté que je puisse quitter l’édition pour venir frayer avec l’Edu’nat’ : « Un parcours à l’envers, hu, hu ! ». Rompue aux entretiens d’embauche et habituée de cabinets de recrutement pointilleux je restais sciée de la désinvolture avec laquelle on recrutait un prof. Quarante-huit heures après, coup de fil : je commençais le lendemain à 8 heures au collège Machin, des documents m’attendraient à la loge.

 

L’idée qu’on s’en fait   

            Comme tout le monde, j’étais avertie que l’élève et sa copie constituaient de dangereux récifs. Ces copies qui manifestement flinguaient week-end et congés sans oublier le moral qui  en prenait un sacré coup à chaque paquet. J’avais toujours trouvé qu’on atigeait en gommant si souvent l’intérêt humain et intellectuel du métier, pour de l’extérieur en souligner la sécurité de l’emploi et les vacances, ou de l’intérieur les chiches  rémunérations, sans oublier les confidences de pédagogues amis sur  la météo des salles, agitée de phénomènes soudains, induits par ces « éléments perturbateurs » qui empêchaient toute transmission de savoir à coups de grêle de gros mots, d’averses de projectiles, voire de tonnerres de tables renversées ou de tensions caniculaires. Insistaient-ils sur la difficulté pour faire oublier quelques cent-dix jours libres, tous les ans ?

            Avec mes cinq semaines de congés payés et mes journées à rallonge, j’enviais ce privilège, souhaitais profiter de tant de temps libre, quitte à diviser mon salaire par trois et renoncer définitivement aux notes de frais.

            Emportée par les idées reçues je m’embarquais dans l’aventure, convaincue que mes diplômes me permettraient de maîtriser les contenus, qu’un long parcours dans la presse et l’édition ferait de la correction de copies un jeu d’enfant. Quant à domestiquer mes troupes, je ne m’en inquiétais point : j’avais dirigé jusqu’à quarante personnes, plus les intérimaires…

 

 

Motus sur l’organisation

            J’apprendrai lors de multiples remplacements que chaque établissement a ses us et coutumes. Les mœurs locales dépendent du chef d’établissement, de ses sous-ordres et des différentes féodalités qui composent le tout. Informée par un emploi du temps déposé à mon intention chez la gardienne, j’arrivais devant la salle 310  à  7 h 55 pour « prendre  mes cinquièmes ». Je vis passer trois classes précédées de leurs profs. Étourdie par le bruit, je me demandais où donc ces dames avaient bien pu récupérer les enfants, moi, je n’en avais aucun. « Mais dans la cour. »

            Dévaler trois étages, récupérer les vingt-huit mômes éparpillés sur le bitume, me présenter, remonter ces fichus escaliers plus ou moins suivie par la bande, rallier la salle sans qu’aucun ne chute, ne se cogne ou ne perde de pompe, facile ! Mais ouvrir la porte, non. Pas de clef. C’est fermé à double tour une salle classe.

             Samir, douze ans, s’inquiéta, « faut pas nous laisser seuls », alors que je m’apprêtais à aller quérir le fichu passe-partout. Il m’a dit de faire un mot pour les surveillants, qu’il irait leur porter avec un délégué ; on m’apporterait le trousseau, sans doute trop précieux pour être confié à des élèves. Ce qu’un pion fit, goguenard. Samir devint mon informateur et m’expliqua ce que ni la Principale, ni la CPE, ni le collègue que je remplaçais n’avaient pensé à me dire : les habitudes du bahut, les usages loufoques, les interdits rigolos, les tics locaux, les possibles, la place des dictionnaires, dans l’armoire du couloir du deuxième, dont personne ne se servait de toute façon car trop lourds à porter.

            Si les élèves me firent parfois la vie dure, j’ai pu compter sur leur totale et indéfectible solidarité spontanée, ils m’ont donné le mode d’emploi, dans tous les établissements où j’intervins.

 

Embargo sur l’architecture

            Les murs d’école sont célèbres pour ce qu’ils cacheraient entre ou derrière eux. On s’interroge moins sur ce qu’ils déterminent, les contraintes qu’ils imposent. Ce collège  parisien de sept cents élèves offre une magnifique médiathèque avec mezzanine pour des projections de films, sa salle des profs est vaste, une impressionnante « Salle des Actes », accueille les Conseils, des stores qui fonctionnent empêchent que certains ne se prennent le soleil dans l’œil pendant une heure entière. Mais les couloirs et les escaliers y sont si étroits que deux classes ne peuvent s’y croiser sans faire un mascaret d’élèves qui encombreront l’infirmerie, d’où la nécessité d’aller les chercher dans la cour, qu’ils soient cornaqués par des profs à chaque changement de salle. Cela vous réduit les pauses. Notons quand même que l’ascenseur, spacieux, réservé aux enseignants est muni d’un miroir.

            Madame Bidule a une voix qui porte. Surtout dans des préfabriqués.  Avec les gamins, on s’amuse à répondre aux questions qu’elle pose dans la pièce à côté, à faire la dictée qu’elle inflige à ses élèves ; je la fais aussi, les « miens » me noteront. On s’amusait bien pendant quelques minutes, cela détendait tout le monde, nous rendait plus réceptifs les uns aux autres. Quand il pleuvait dru, c’était moins drôle et pas tenable par temps froid, on luttait alors avec une invention, le FPS (Français Physique et Sportif) qui imposait les mouvements collectifs destinés à contrer le gel.

            Dans certains bahuts, la salle des profs est si loin des toilettes, à un autre étage, parfois dans un autre bâtiment, qu’il faut à la récréation choisir entre le café, sis dans la dite salle, la clope dehors ou le pipi. Conséquence : le pédagogue est de très mauvais poil. Conséquence de la conséquence : les élèves vont se faire remonter les bretelles pour pas un rond, diront que c’est injuste, auront raison.

            Passons sur ces lieux tellement inappropriés, inadaptés, vétustes et parfois insalubres où j’ai travaillé : on m’a crue mythomane jusqu’à ce que j’en apporte des photos et invite une amie à constater de ses yeux. Chapeau aux jeunes qui dans ces conditions apprennent et réussissent. Révérence aux enseignants qui les aident à apprendre et réussir dans ces conditions.

 

Silence sur les collègues

          Singulier effet de la sécurité de l’emploi : elle abaisse le seuil de tolérance. « On ne va pas se plaindre, on a la sécurité », et lorsque j’ai passé et été reçue au concours j’ai ressenti la vague mais réelle culpabilité de celle qui est à l’abri quand tant sont précaires ou privés d’emploi. Combinée au sentiment non pas de faire un boulot, mais de remplir une « mission de service public », cela fait que beaucoup trop d’enseignants, s’ils râlent, acceptent globalement des conditions[1] de travail qui déclencheraient une séquestration dans une PME sans tradition syndicale.

            Si vos pairs vous font savoir que Vanessa est cinglée, Sébastien pervers ou que Goran ne rend jamais ses devoirs à la maison -ses « déhèmes », merci à Goran pour le décryptage-, ils disent rarement quoi que ce soit d’utile au nouveau, gardant leurs ficelles pour eux, leurs infos sous le boisseau. Ils détournent  le regard quand vous affirmez en salle des prof : « Les 4e 2 m’ont encore bordélisée, pas pu faire cours ! » A croire que cela n’arrive qu’à vous. Ce qui est faux, mais faut pas en parler, vous risquez d’être cataloguée « en difficulté », et ça c’est pas bon car alors vous n’aurez pas d’aide mais des reproches. Il faut donc éviter d’être mal vu. Hélas, c’est fait : l’inspecteur auquel vous aviez demandé conseil ne répondra pas à vos mails, mais informera votre principal de leur envoi, qui sera furieux que n’ayez pas suivi la voie hiérarchique : mauvaise habitude héritée du privé, où quand à l’imprimerie il y avait un pépin, l’éditeur -vous, moi- déterminait que faire avec le chef de fabrication sans passer par le directeur de collection. Vous venez d’apprendre sur le tas le sens de « sous couvert », dont personne ne vous avait jamais parlé.

 

Omerta sur la hiérarchie

            A crise grave, mots forts[2]. « La peur au ventre », je l’ai connue avec des situations dénouées par la police, où les profs s’attendaient au métro pour éviter la baffe guettant le solitaire. Mais la violence, nous savons tous qu’elle s’exerce d’abord, et majoritairement, entre élèves. Et la  peur dont j’ai le plus vu les ravages, c’est celle de la hiérarchie. Oui il y a des profs malades avant une inspection, démolis après, ce sont souvent curieusement les meilleurs. Certains, harcelés par des chefs, sont lâchés par leurs collègues, les corps d’inspection et les syndicats réunis dans la même la surdité. Leur famille les croit piqués. Des enseignants sont dévastés parce que lorsqu’ils signalent un danger, les réponses, quand il y en a, sont  aberrantes : « tenez mieux votre classe », « vous manquez d’autorité » ; ou accablés d’être qualifiés de « faiseur d’histoires » pour avoir révélé un racket, des graffitis antisémites, un enfant en danger. Les alarmes ne sont pas écoutées par l’école.

            Changez de métier et découvrez les vertus des prud’hommes, de la médecine du travail, qui n’existent ni l’un ni l’autre pour les profs, et apprenez que l’école tient debout par la vertu conjuguée d’enseignants opiniâtres et la grâce des élèves qui, quoi qu’on en dise, jouent plutôt le jeu. Et pas si mal.

           

 




[1] Je parle bien ici des conditions de travail, celles qui varient infiniment selon les lieux.