Alors qu'il est aujourd'hui acquis que les sciences de l'éducation ont avant tout une démarche pluridisciplinaire, pourquoi tenter de nous "vendre" les neurosciences comme "la discipline" qui permettra de comprendre la boite noire? D'ailleurs, ne devrions nous pas dire "les boites noires"?

Rebonds 2

Pour répondre à Dominique et lancer le débat, je propose, dans un premier temps, le plan de mon intervention au colloque de l'AFAE à Vincennes le 20 janvier dernier. 

1) Pourquoi les sciences cognitives font partie, pour moi, de la formation et de la culture enseignantes ?

- Impossible pour des professionnels des apprentissages de ne pas s’intéresser à l’organe siège essentiel des processus intellectuels.

- Eclairage précieux sur l’attention, la compréhension, la mémorisation, les liens entre les trois, les comportements des adolescents, la gestion du stress, la motivation, les émotions et les interactions sociales…

- Enrichissement de l’outillage de l’introspection cognitive, de la métacognition.

- Changement de posture essentiel pour l’enseignant : de la présentation des savoirs à la construction de dispositifs et à l’enseignement de méthodes permettant aux élèves de s’approprier ces savoirs.

- Parce que les enfants qui ont compris le fonctionnement de leur cerveau passent d’une vision fixiste à une vision dynamique de l’intelligence, sont remotivés et progressent.

- Parce qu’on passe de la culpabilisation des élèves à l’accompagnement efficace :o L’attention est naturellement instable mais il faut apprendre à la domestiquer.o La loi de Hebb montre que  l’oubli est le fonctionnement normal du cerveau par défaut, c’est à l’enseignant de construire des stratégies contre l’oubli au lieu de se lamenter que les élèves ne retiennent rien.o Le circuit de la récompense, ce que Lachaux appellent les neurones aimants explique les addictions aux jeux, à des produits, et aide à reprendre le contrôle.o Les comportements surprenants des adolescents s’expliquent par des décalages de maturité des différentes parties du cerveau.

A quelles conditions ?- A condition qu’il ne s’agisse pas de recettes prêtes à l’emploi, de prescriptions à appliquer aveuglément sans en comprendre le bien fondé mais d’une véritable formation, une imprégnation, une culture qui permette aux enseignants de choisir les éléments qui s’intègrent à leur pratique en fonction de leur matière, leur terrain et cadre d’exercice, le niveau de leurs élèves, leur style d’enseignement…

- En veillant à la cohérence de ces apports avec sa pratique pédagogique, avec l’éthique du métier…

- En croisant ces apports avec les autres sciences de l’éducation : pédagogie, didactique, philosophie de l’éducation, épistémologie, psychologie, sociologie, psychosociologie des petits groupes…

Avec quelles précautions ?- Avec prudence, en praticiens réfléchis qui prennent en compte les résultats avec les élèves avant d’aller plus loin, les observations des collègues, des parents, des observateurs extérieurs…

- A condition d’être vigilant sur les sources, chercheurs confirmés, croisement des sources, surinterprétation des résultats, neuromythes… en lisant des ouvrages scientifiques plutôt que des articles de vulgarisation.

 

2) Le dialogue entre pédagogie et sciences cognitives peut prendre trois formes

Des recherches qui valident les intuitions pédagogiques :- L’enseignement distribué, espacé.- L’importance d’un climat de confiance, d’une bienveillance ou prise en compte des élèves.Ce n’est pas inutile, parce que c’est rassurant et parce que cela permet de convaincre les plus récalcitrants.

Des recherches qui infirment des théories pédagogiques :- L’apprentissage précoce des langues ne gêne pas l’apprentissage de la langue maternelle, au contraire.- Les tâches complexes sont plus efficaces que les exercices sériés progressifs.- Ce n’est pas parce qu’on comprend qu’on retient… il faut ensuite inscrire en mémoire par la réactivation.

Des pistes inédites ouvertes :- La plasticité cérébrale dont nous n’avons pas fini de mesurer les conséquences.- La dimension neuro-développementale des troubles des apprentissages, la prise de conscience de la double tâche, la compréhension des troubles des fonctions exécutives pour tous les dys.- Le réseau cérébral du mode par défaut et ses liens avec l’éducation à l’attention.- Les neurones miroirs en lien avec la pédagogie de l’imitation, l’éducation à l’empathie.- Le recyclage neuronal lors de l’apprentissage de la lecture.- L’inhibition, passage du mode mental automatique au mode mental adaptatif.

En conclusion, je plaide pour un entraînement à l’introspection cognitive dès la maternelle :- Pour que les enfants sachent qu’ils ont accès, au moins en partie, à ce qui se passe dans leur tête.- Pour leur donner les moyens de développer leurs compétences intellectuelles consciemment.- Pour leur donner confiance en leurs capacités, pour qu’ils puissent s’écouter penser.- Pour leur donner les moyens de gérer de façon de plus en plus autonome leur attention, leurs apprentissages, la correction de leurs erreurs par la métacognition…- Pour qu’ils trouvent les modes de fonctionnement les plus adaptés à leurs propres besoins.

Bonjour à tous et merci Nicole pour cette présentation du sujet.

Je ne suis pas expert en la matière et je suis incapable, sur ce thème, d'argumenter à chacune de tes remarques. Toutefois, si tu le permets, je souhaite recentrer le débat sur un aspect bien précis de ma question initiale. Toutes les sciences qui contribuent à investiguer le domaine des sciences de l'éducation ont pour mission, plus ou moins avouée, de comprendre "la boite noire". Nous parlons bien ici de l'élève.

1) Penses-tu Nicole (mais nous souhaitons que d'autres réagissent également) que les neurosciences ont un "plus" qui permettrait d'ouvrir et mieux comprendre cette boite noire? Certains stimuli seraient-ils plus "favorables" que d'autres?

La sociologie tente d'appréhender (par exemple) les interactions entre acteurs éducatifs face aux apprentissages. Les neurosciences pourraient-elles expliquer, alors que tous les enfants ont droit au même temps de scolarité (période de la scolarité obligatoire), pourquoi les enfants d'ouvriers sont moins performants, face aux apprentissages, que les enfants de cadres (au regard des résultats produits par la recherche)? Enfin, la première question en fait naître une seconde.

2) Ne serait-ce pas alors la fin d'une liberté pédagogique, valorisant une démarche prescriptive (au sens de normative)?

Dumè

La boîte noire oui c'est le cerveau, elle n'est plus totalement opaque mais il nous reste encore beaucoup à apprendre. L'élève ne se résume pas à son cerveau. Les sciences cognitives regroupent à la fois quelques sciences "dures" comme la biologie ou la chimie mais surtout des sciences humaines comme la psychologie du développement, la psychologie cognitive...

Pour moi clairement "oui" les sciences cognitives sont un plus qui peut éclairer et nourrir notre pratique en synergie avec les autres sciences de l'éducation. C'est ce que j'essaie de démontrer dans le livre qui sort chez Canopé courant mars : "Enseigner, apports des sciences cognitives". J'y cite beaucoup de recherches qui m'ont permis de progresser en tant qu'enseignante, en mettant le moins possible les élèves en double tâche par exemple. Oui certains stimuli semblent plus favorables que d'autres, comme d'encourager les élèves en posant une parole sur leur façon d'aborder la tâche et jamais sur eux, même pour en dire du bien.

Les neurosciences ne répondent pas à toutes les questions que se pose l'enseignant. Elles ne remplacent pas la pédagogie, la didactique, la psychologie, la sociologie, la philosophie de l'éducation... Le fait que les enfants des milieux populaires ne soient pas stimulés intellectuellement dès leur plus jeune âge autant que leurs camarades de milieux plus cultivés, le fait qu'on ne leur explique pas dans leur famille "le sens de l'expérience scolaire" comme dit Rochex, le fait qu'on ne les accompagne pas dans leur travail personnel... expliquent largement le décalage. On peut y ajouter le mode de vie, l'alimentation, l'environnement de travail, les loisirs plus ou moins culturels...  La psychologie du développement et les neurosciences montrent comment se développe l'intelligence et comment les stimulations de l'environnement, l'acquisition de méthodes et de techniques, l'entraînement quotidien jouent sur les capacités des enfants. Ces informations sont cohérentes avec ce que nous constatons, les hypothèses que nous faisons, ce qu'en disent les sociologues. 

Je ne vois pas pourquoi les sciences cognitives signeraient la mort de la liberté pédagogique ou inciteraient davantage à la prescription que la pédagogie, la didactique, la psychologie ou la sociologie. J'ai connu bien des modes durant ma carrière et des diktats du Ministère et des inspecteurs "faire des dictées tous les jours", "ne plus faire de dictées du tout",  "faire de la grammaire à part", "ne faire de la grammaire que dans le cours des explications de textes", "s'interdire la pédagogie de l'imitation pour que les élèves découvrent tout par tâtonnement", "faire beaucoup d'oral", "donner priorité à l'écrit", "refuser la littérature jeunesse", "fournir beaucoup de documents en histoire", "s'appuyer sur un tout petit nombre de documents"... Ces prescriptions s'appuyaient sur des recherches en linguistique, en didactique mais les enseignants faisaient... comme ils le sentaient. 

Si certains ministres, inspecteurs ou chercheurs veulent imposer des normes, les sciences n'y sont pour rien. On ne peut pas se priver de ces sources d'information et de réflexion précieuses sous prétexte que certains pourraient les utiliser pour imposer leur point de vue. J'entends souvent des phrases qui commencent par "Les neurosciences disent que...", et je m'empresse de répondre que les neurosciences ne disent rien, que ce ne sont pas des personnes qui parlent, que tous les chercheurs ne sont pas d'accord entre eux, que les débats entre les neuroscientifiques, les psychologues cognitivistes, les pédagogues, les didacticiens, les sociologues, les philosophes... sont souvent intéressants mais en dernier ressort c'est bien nous qui choisissons nos sources d'inspiration et qui décidons de ce que nous en faisons dans notre classe. Pour que cela soit un vrai choix il faut une formation de qualité qui permette aux enseignants de s'approprier les recherches dans toutes les sciences de l'éducation et c'est la raison pour laquelle je plaide inlassablement pour une formation de qualité des enseignants. Quatre ans à plein temps après le concours de recrutement comme en Finlande par exemple !

Nicole

Nicole Bouin Co-organisatrice des rencontres , le 23 Février 2018 à 08:44
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